Le peuple Man est une invention du pouvoir impérial chinois. Les conflits qui opposent cet ensemble de populations originaires des rives du fleuve Bleu au pouvoir central durent plus d’un millénaire. Ils témoignent de la logique d’expansion qui accompagne la consolidation de la Chine impériale.
Avec Alexis Lycas Maître de conférences à l’École pratique des hautes études, spécialiste de l’histoire de la géographie chinoise ancienne et médiévale
En 1879, Gaston de Bézaure, qui se présente comme "interprète chancelier en Chine", donne le compte rendu de son voyage en Asie sous le titre Le Fleuve bleu : "Une énorme tache jaune s'étend devant nous sur l’océan, une embouchure immense s’ouvre dans les terres plates presque submergées. Le fleuve bleu ! s'écrie mon compagnon de voyage, Le Yang-tze-kiang ! dit mon lettré. Pourquoi cette dénomination flatteuse de fleuve Bleu ? Pourquoi ce titre orgueilleux de Fils de l’Océan donné par les Chinois à leur fleuve ? Ses eaux, loin d’être azurées, sont bourbeuses et gardent une teinte fauve ; et cet enfant de la mer a bien peu l’amour de la famille, car ses flots sont rebelles aux caresses des vagues". C'est très beau, très poétique. Nous ne savons pas si le voyageur a croisé les Man, un peuple aussi réel que le fleuve Bleu est bleu.
Le peuple Man et le fleuve Bleu
Le peuple Man est une invention du pouvoir impérial chinois. Dès la période pré-impériale, et surtout durant le règne de la dynastie Han (206 avant notre ère – 220), le terme de "Man" est utilisé par les bureaucrates de l’empire pour définir l’ensemble des populations qui vivent à proximité du fleuve Bleu. Pour l'historien Alexis Lycas, "le terme de Man est un exotisme, c’est-à-dire que c’est un terme appliqué par les ethnographes et les bureaucrates de l’empire Han pour désigner ces populations. Mais c’est aussi un terme proprement insultant parce qu’il désigne quelque chose en désordre, qui n’est pas structuré. Le mot Man renvoie à une image de population grouillante, fourmillante, donc extrêmement négative. Les Man entre eux ne s'appellent pas comme ça bien évidemment".
Ces populations liminales ne sont ni barbares, ni vraiment sinisées, et habitent aux confins méridionaux de l’espace chinois. Leur intégration fait figure de priorité pour un pouvoir impérial soucieux de s’étendre et de se légitimer.
Une Chine impériale à la conquête des Man
Les Man, décrits par l’historiographie officielle comme un peuple étrange, indiscipliné, et rétif au contrôle impérial essentiellement symbolisé par l’impôt et la conscription, opposent une résistance farouche aux fonctionnaires et aux militaires chinois, toujours plus nombreux. Le règne de la dynastie Liu Song, au Ve siècle de notre ère, marque l’apogée de ces affrontements entre État chinois et peuple Man. Pourtant, les bureaucrates et les lettrés de la Chine impériale ne manquent pas d’idées pour parachever la conquête de ces espaces. Les incursions armées s’accompagnent d’un savant jeu d’alliances avec les élites locales, qui repose principalement sur l’octroi de titres, d’avantages et d’exemptions fiscales.
Après des siècles de conflits, les tensions s’apaisent enfin sous le règne de la dynastie Tang, à partir du VIIe siècle de notre ère, sans pour autant que les terres du peuple Man soient vraiment passées dans le giron de l’Empire de Chine…
Alexis Lycas est maître de conférences à l’École pratique des hautes études, spécialiste de l’histoire de la géographie chinoise ancienne et médiévale.
Il publie Les Man du fleuve bleu. La fabrique d'un peuple dans la Chine impériale (Anacharsis, 12 mai 2023).