La "common law", le droit britannique, est souvent présentée comme différente du droit européen, car elle s'appuierait davantage sur la jurisprudence que les droits continentaux. L'analyse historique confirme-t-elle cette idée communément répandue ? Les Anglais font-ils vraiment tout différemment ?

Avec Tamar Herzog, historienne du droit, juriste, professeure à l’université de Harvard
brève histoire du droit en Europe
Une brève histoire du droit en Europe, Tamar Herzog

Dans Le Journal de l’Empire du 31 juillet 1808, le géographe français Conrad Malte-Brun s’intéresse au droit anglais : "Le droit anglais, comme tout autre système de loi, formé successivement par agrégation et sans plan, se divise en deux parties : les statuts, et la loi commune ou les coutumes.", rappelle-il, et il précise : "La loi commune, c’est-à-dire la loi non écrite, résultat des usages, réunit à quelques principes d’un prix inestimable, une foule d’incohérences, de subtilités, d’absurdités, de décision tout à fait capricieuses." Au moment où Malte-Brun écrit ces mots, la France est en guerre contre l’Angleterre et Napoléon a déjà imposé le Code civil en France et même un peu partout en Europe. Est-il vrai que le droit anglais serait une exception dans l’histoire ?

La naissance de la "common law" anglaise au XIIe siècle

Beaucoup d’historiens ont avancé que l’Angleterre avait emprunté une voie juridique singulière à partir des XIe et XIIe siècles, et construit un nouveau système juridique, bien différent du ius commune continental, qui domine le reste de l’Europe. L'historienne du droit Tamar Herzog s’attache à discuter cette idée et à en montrer les limites, en mettant en évidence ce qui rapproche les deux systèmes juridiques, afin de montrer qu’ils appartiennent tous deux à une même tradition européenne.

La common law au moment de son apparition est très influencée par le droit romain, le droit canon, et les droits autochtones, en l’espèce un droit germanique importé par les Germains lors des invasions, ce qui rapproche l’Angleterre d’autres pays européens. Pourtant, il est incontestable que dès le XIIe siècle, le droit anglais se singularise, tandis qu’émerge une juridiction royale, avec l’apparition de cours de justice royales qui se superposent aux juridictions déjà en place, tribunaux locaux, municipaux, féodaux ou ecclésiastiques. Tamar Herzog, professeure à l’université d'Harvard, souligne qu'il y a plusieurs droits locaux en Europe : "Chaque groupe a son propre système juridique. (...) La common law anglaise commence avec un monarque qui essaie de créer un droit commun à tout le royaume pour éliminer les droits locaux. En réalité, la common law commence avec une série de tribunaux royaux. Dans toute l’Europe, une opposition s'élève contre l'émergence du pouvoir royal face au pouvoir des coutumes locales."

L'expansion de la juridiction royale a pour conséquence l'apparition de nouveaux mécanismes juridiques, dont le plus important est le système des writs, qui est le fondement même de la common law. Le writ est un ordre du roi écrit en latin sur un parchemin portant le sceau royal. C'est par cet ordre que le roi intervient pour régler une situation d’infraction ou de trouble. Les writs proposent des solutions pour gérer ou trancher un conflit : ils indiquent comment régler le problème et sont destinés à garantir la paix.

Au milieu du XIIe siècle et surtout au XIIIe siècle, les writs s'institutionnalisent. La chancellerie se met à garder une trace des writs précédents, qui cessent d’être des solutions au cas par cas, pour devenir des formules fixes que les plaideurs peuvent obtenir. Un répertoire des writs existants se met en place. Il en existe une quarantaine en 1189. Les writs prolifèrent, ce qui entraîne une extension de la juridiction royale, qui se banalise, alors qu’elle était auparavant perçue comme exceptionnelle.

C’est ce système qui prend peu à peu le nom de common law. Il est dit commun car il se superpose aux juridictions locales, municipales et féodales, englobe tout le royaume et s’adresse à toute personne ayant prêté allégeance au roi. Il s’agit donc d’une communauté politique. La common law s'oppose ainsi au ius commune qui mêle droits romains, canon et féodal, et qui est dit commun car il est partagé théoriquement par tous les habitants de la chrétienté latine, qui malgré leurs appartenances politiques diverses adhèrent à une seule et même culture, une seule et même religion et un seul et même droit.

Pourtant Tamar Herzog montre que, contrairement aux idées reçues, le droit romain est le fondement de la common law anglaise tout comme il est le fondement du droit européen. Au Moyen Âge, une grande diversité de normes coexiste en Angleterre, venues à la fois du droit romain, canon, germanique, féodal et local - ce qui ne distingue pas l’île du continent. De plus, l’expansion de la juridiction royale, justifiée par l’obligation de garantir la paix, n’est pas originale à l’échelle de l’Europe : les monarques anglais, tout comme leurs homologues européens, cherchent simplement à affirmer leur supériorité vis-à-vis des seigneurs féodaux.

Il existe néanmoins des différences entre la common law et le droit européen continental. Les monarques normands créent leurs propres tribunaux, là où d’autres monarques utilisent le ius commune pour assurer la concorde. Les jurys populaires acquièrent une grande importance en Angleterre aux XIIIe-XIVe siècles, et jouent un rôle différent de celui qu’ils ont en Europe : sur le continent, c’est le juge qui est chargé de garantir la justice, tandis qu’en Angleterre, le juge ne fait que diriger et superviser la procédure, et délègue la décision à des jurys.

Il serait donc abusif de dire que le ius commune et la common law sont identiques, mais ils appartiennent clairement à la même famille. La common law serait ainsi une simple variante des multiples systèmes juridiques qui ont dérivé du ius commune. Le système juridique mis en place par les monarques normands à partir du XIe siècle est bien l’héritier d’un passé européen et participe du présent européen de l’époque.

La réinvention de la "common law" au XVIIe siècle

C’est seulement au XVIIe siècle que la common law se singularise véritablement par rapport au droit continental, lorsque les juristes anglais se mettent à revendiquer la différence radicale et la supériorité de leur système normatif. Ils affirment, au prix d’une totale réécriture de l’histoire juridique et politique anglaise, que l’Angleterre possède un droit coutumier authentique, un droit anglo-saxon antérieur à la conquête normande du XIe siècle, et qui refléterait l’esprit de son peuple. Ainsi réinterprétée, la common law devient "commune" parce qu’elle trouve ses origines dans la communauté. Tamar Herzog évoque également la dernière étape, plus tardive, qui parachève la singularisation de la common law anglaise : c'est surtout au "XIXe siècle que le droit anglais devient différent par rapport au reste de l’Europe. La codification fait débat en Angleterre : de nombreux Anglais veulent avoir un code parce qu’ils ont l’impression que le droit est trop compliqué, parfois archaïque, avec du droit féodal, pas totalement disparu ; tandis que d'autres Anglais pensent que la common law est impossible à codifier." Pour toutes ces raisons, l’Angleterre serait donc une exception, opposée aux systèmes juridiques européens qui eux suivent le droit romain. C’est ainsi qu’est né le mythe de l’exception anglaise, qui a subsisté de l’époque moderne à nos jours !